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Alfred Papuçiu: Les Albanais originaires de Zara ou d'autres régions de la Croatie
E diele, 12.05.2019, 09:25 AM
Réflexion sur la diaspora albanaise
Les
Albanais originaires de Zara ou d'autres régions de la Croatie
Alfred Papuçiu
Poursuivre son chemin à la diaspora, le cœur ouvert à autrui, à
son voisin, à son ami, à son copain, à sa sœur ou à son frère représente sans
doute un grand défi. En parlant de la diaspora, de ses compatriotes où qu'ils
soient, en Europe ou aux États-Unis, en Australie ou en Amérique latine, on
rend tant soit peu service au maintien de l'esprit national, de l'origine des
centaines de milliers d'Albanais qui ont quitté, soit-il provisoirement, la
terre maternelle, mais que un jour, eux ou leurs enfants, pourront savoir
qu'ils sont Albanais et qu'ils viennent des Balkans, d'Albanie ou de Kosovo, de
Macédoine, de Grèce ou de la Croatie, de la Russie ou d'Égypte, de l'Arabie
Saoudite, de l'Argentine ou de … Nous avons fait une digression pour revenir au
sujet principal de ce récit.
Cette fois-ci, chers lecteurs, je voudrais parler d'un Albanais de
la dixième génération, qui se sent vraiment honoré de son origine, honoré
d'être Albanais, de Dukagjin. Ce sexagénaire aux cheveux gris, Franco
Marussich, raconte en toute simplicité, sans le moindre orgueil, que tout ce qu'il
a accumulé pour sa nombreuse famille constitue en soi une histoire authentique
et douloureuse des Albanais qui, une fois Scanderbeg mort, ont été contraints
d'abandonner leur foyer pour fuir l'invasion étrangère. Il consent à ce que je
lui dis à propos d'un philosophe célèbre, qui, non sans intention, soulignait
que les plus grands événements ne sont pas ceux passés aux moments les plus
tumultueux, mais aux moments les plus silencieux. Mais, lorsque je lui dis
qu'il doit écrire l'histoire de sa famille, il répond qu'il y a déjà pensé mais
ajoute que cette histoire n'a rien de particulier. Il essaie ainsi de se
soustraire à cette question et de mettre l'accent sur l'idée que la passion
pour sa profession d'architecte, qui lui a juste laissé le temps de se sentir
très proche de l'art, du sentiment de la beauté, de l'histoire des Albanais et
rien de plus… Un ami à moi, médecin, m'a dit un jour: « On peut se trouver à un
certain moment de sa vie tout près des grands hommes sans arriver à comprendre
leur philosophie ». C'est ce que j'ai senti la dernière fois que j'ai rencontré
Franco, « l'Arbanasi », originaire de Dukagjin, un homme érudit et
fin connaisseur de l'histoire du peuple dont il est originaire, « Arbanas » de
Zara.
Il y a des années, j'ai fait tout à fait par hasard sa
connaissance, quelque part en Europe et notre amitié a perduré pendant toutes
ces années. Plus d'une fois, à son invitation, je suis allé lui rendre
visite. C'était en France dans une maison de campagne de trois étages, construite
sur les fondements d'une vieille ferme haut Savoyard datant de 1786. Tout ce
qui s'y trouvait, même son bureau de travail, avait été dessiné et fabriqué par
lui-même. Nombreux sont les amis qu'il reçoit dans cette maison, souvent autour
d'une table, où il offre du raki albanais ou bien un verre d'un bon vieux vin,
de ces vins que seulement les fins dégustateurs comme lui savent servir. Il est
tout le temps ainsi; toujours souriant et très respecté de ses collègues et
amis nombreux. J'ai la grande chance d'être un de ses amis, ce qui me donne
l'avantage de lui soutirer de temps à autre quelques réflexions sur les arts,
l'histoire de notre peuple, la littérature et l'architecture. Il m'a souvent
raconté l'histoire des Balkans qu'il connaît à fond et m'a parlé de l'origine
de sa famille qu'il n'a jamais voulu faire publier, le considérant comme
ordinaire. Je l'ai enfin convaincu et un après-midi, durant des heures
entières, il m'a raconté ces quelques lignes dans son cabinet de travail muni
d'une très riche bibliothèque. On peut y trouver aussi le dictionnaire français
albanais de mon professeur de français, le très respectueux Vedat Kokona,
préparé par la maison d'édition « Toena »; un petit dictionnaire italien
albanais et français albanais, des publications sur les « Arbanasi » de la
Croatie, sur Zara, sur l'histoire des Albanais, celle des Balkans, ou d'Albanie
ainsi que des reliques de Zara, où se trouve un quartier nommé « Arbanasi »,
dont les habitants sont Albanais avec leur propre église, et leur propre chœur
et où les rues portent le nom des ancêtres de Franco.
Il se montre persévérant quand il veut obtenir quelque chose
disant qu'il ressemble aux montagnards albanais, un peu têtus, mais qu'il
désire que tout soit parfait. Quelque part, dans ses notes, il a écrit en
français « Mon père était de langue maternelle albanaise ». C'est justement à
partir de ces notes que j'ai commencé mon travail de recherche, je me suis
procuré beaucoup de données historiques ayant trait aux anciens Maruku et, à
force de plusieurs questions posées à mon ami, en prenant des heures précieuses
de son travail admirable d'architecte qui est tant demandé, je l'ai persuadé de
me parler des Albanais qui ont leur place honorable sur la côte Dalmate.
Concentré, la voix sonore, l'air fier, il a commencé son récit: « D'après les
sources familiales ainsi que les recherches effectuées par un historien de
notre quartier, notre famille est originaire de la région de Sködar (Shkodër),
apparemment dans les montagnes près de Dukagjin. En fait, l'existence d'une
famille du nom de Dukagjin - qui fait partie de notre groupe de famille et qui
plus tard s'est fait appeler Duka - et l'origine slave des noms des poissons de
la mer de Zara, sont censées prouver l'origine montagnarde de nos familles de
Dukagjin. »
Au début, selon toute apparence, notre nom était MAR-UKU. Durant
l'occupation de l'Autriche-Hongrie, vu que le slavisme était favorisé, les noms
de plusieurs familles ont subi des changements, de manière à sonner plus slave.
Les éléments italiens étaient considérés comme désobéissants à l'ordre ou bien
comme le « risorgimento », qui prônait l'indépendance des Italiens qui se
trouvaient en partie sous le joug de l'empire ottoman. Lorsque j'ai demandé à
Franco à quelle époque sa famille avait commencé à se déplacer de Dukagjin,
celui-ci m'a répondu après un moment de réflexion : « La migration des
différents groupes de famille a été réalisée de deux manières. La première, à
travers Bari (Italie) où l'un de mes ancêtres a épousé une Italienne; la deuxième,
le long de la côte dalmate. La date de leur arrivée à Zara (actuellement Zadar)
est le 1726 pour une partie et le 1733 pour l'autre. A l'époque, mes ancêtres
ont dû quitter l'Albanie, après avoir combattu les ottomans qui avaient occupé
nos terres. Au 16e siècle, la majorité des Albanais étaient des chrétiens,
l'Église Catholique Romane dominant au Nord de l'Albanie et celle orthodoxe
dans le Sud. Au début, il n'y eut qu'un petit nombre de villes converties par
la religion islamiste et cela en vue de maintenir leur position économique et
leurs privilèges des occupants ottomans; tandis que, pendant plus d'une
centaine d'années, la partie chrétienne des Albanais a gardé sa religion,
malgré maints obstacles. Lorsque les Ottomans ont commencé l'islamisation du
pays, nous nous sommes éloignés de Dukagjin. Vingt et une familles albanaises
ont quitté leur foyer en 1726, pour s'installer à un kilomètre de Zara, dans le
Sud. Les « Arbanas » se sont fixés aux environs de Zara, là où l'Église Romane
passait la première; cela a fait qu'ils se sont mis sous la protection de « la
République de Venise de la Dalmatie » Ils ont été aidés à construire des
maisons et à avoir des bergeries pour leur élevage et, quant aux habitants de
Zemunik, lequel se trouve à quelques kilomètres de Zara, ils se sont vus offrir
des pâturages et des terres défrichées... Dans le registre du 15 août 1726,
sont mentionnés les noms de quelques familles albanaises qui se sont installées
à Zara, telles que Luca d'Andrea Gezghenovich, Nicolo di Luca Marghievich, Prem
Vuka Marghicevich, Giesh Prend Marghicevich, Giech Pepa Marghicevich, Prenz
Prema Marghicevich, Petar Vuka Gianova, Niko Matessich, Luka Prend, Lesh Pero
Marghicevich, Luka Lucich, etc.
Dans « Zara Cristiana », Monsignor Bianki de Zara met l'accent sur
l'arrivée des « Arbanas » près de Zara. Il écrit qu'en 1726, sont venues à Zara
24 familles albanaises guidées par deux frères du nom PETANI. Le professeur
Vjekoslav Klaic, parle des « Arbanas » dans son livre « Opis zemalja u kojim
stanuju Hrvati » (Rapport sur les régions habitées par les Croates), publié en
1881 en soulignant le fait que 1354 Arbanas, ayant eu leur résidence à Scutari
(Shkodra) s'y étaient établis. En 1733, soit sept années après la première
migration, le deuxième groupe d' « Arbanas » ont abandonné leur terre
maternelle, ont franchi le Golfe de Kotor, quelques uns par la terre d'autres
par la mer, et, après s'être arrêtés un certain temps à Herzégovine, se sont
embarqués pour Zara où se sont installés à l'endroit nommé Zemunik, qu'ils se
sont vu offrir par le gouvernement de Venise. Les rapports du 11 mars 1875
témoignent qu'il s'agissait de 28 familles et environ 199 personnes. En voici
le nom de quelques uns: Stjepo Gjuri, Leka Marco, Paolo Marussich, Mar Mazia,
Paolo Prendi, Prento Stani, Jovan Vuci, Andrea Toma, Rado Ruço, Marko Pertu,
Prento Markov, Stiepo Luco, etc.
En 1756, le gouvernement de Venise a procédé à un recensement des
terres concernant les familles « Arbanasi » L'objectif en était la connaissance
du nombre des habitants et de leurs emplacements. On trouve quelques noms de
ces familles dans le livre « Erber »: Duka, Petani, Marsan, Marsiga, Kovacevic,
Marsig, Sestan, Bargela, Gjoka, Kalmeta, Markuz, Marusic, Nikagi, Skopelja,
Vuk, etc. Est-ce des noms qui appartiennent à la première ou la deuxième
migration ?
Cela n'est pas facile à expliquer, mais d'après Don Mijo Curkovic,
il existe deux théories: - La première souligne que les noms des premières
familles ont été remplacés par les noms de familles « Arbanas », venues un peu
plus tard. Il existe aussi l'opinion que les familles originelles se sont
déplacées ; La deuxième théorie est un peu plus complexe; elle est fondée
sur le fait que les derniers noms ont été changés à partir des surnoms, le nom
avec lequel la personne avait été baptisée et peut être à partir du nom de son
père ou grand-père. Par exemple, dans un document datant du mois d'août 1726,
il est dit que le chef de la population « Arbanas » était Luki Andric. Dans le
premier registre, figurait le nom de Luca d'Andrea Ghesghenovich et il s'agit
sans doute de la même personne. C'est lui-même qui a changé de nom et en a pris
un autre, se servant ainsi du nom chrétien de son père. Ayant analysé les noms
de famille des premiers registres, et plus tard, dans son étude "Povijest
Arbanasa kod Zadra" publiée en 1922, Mijo Curkovic arrive à une
conclusion, selon laquelle on peut accepter la théorie qu'il ne s'agit pas en
réalité de familles différentes ; on a à faire à des noms de familles albanaises
changés par elles-mêmes en vue de prendre leurs noms authentiques ou bien les
noms de leurs pères ou grands-pères chrétiens.
Dans un document du 15 août 1726 concernant les « Arbanas » il est
écrit: « La première migration a eu lieu à cause de la persécution religieuse
et la violence exercée par les ottomans ; il y est écrit que les familles
albanaises ont consenti à s'éloigner à cause du barbarisme ottoman abandonnant
ainsi leurs terres et tout autre bien, trouvant refuge et protection dans la
République ». Dans un autre document du 30 décembre 1726, pour ce qui la
deuxième migration des Albanais, il est souligné : « ces familles ont été
obligées d'abandonner leurs terres à cause de la persécution exercée par les
pachas ottomans de Bar (port nommé aussi Antivar). Même, les Turcs ont reconnu
que la persécution exercée par Akmet Pacha a été une erreur et que c'est cela
qui a obligé les « Arbanas » à se déplacer de leurs terres maternelles.
L'enlèvement des jeunes femmes chrétiennes a été, selon la légende, un des moyens
de persécution des ottomans à l'égard des Albanais. Pour se venger, les
Albanais attaquaient la nuit les ottomans, où qu'ils fussent, incendiaient
leurs villages et s'éloignaient en même temps de leurs propres foyers, afin de
fuir une nouvelle persécution entreprise par leurs envahisseurs.
Au dire de Franco, « La République de Venise nous avait donné à
l'époque des terres (un hectare par personne, vu que les endroits étaient
déserts) auprès du village Zemunik. Mais, une bonne partie de cette population
s'est déplacée peu de temps après pour s'installer dans la péninsule, là où se
trouve la ville de Zara. Au début, notre quartier portait le nom de « Borgo
Erizzo » (le nom du représentant de Venise). Après la Deuxième Guerre Mondiale,
ce nom a été changé en « Arbanasi ». D'autres populations sont venues aussi sur
la côte dalmate, telles que « morlaki ». C'étaient des bergers qui, le fusil au
bras, menaient le bétail aux pâturages. Une des tactiques de lutte dont se
servaient les Ottomans pour étouffer la révolte du peuple était la cavalerie
légère. Ensuite, lorsque les échauffourées et les meurtres avaient lieu en
conséquence, ils disaient qu'ils n'y étaient pour rien. » Franco me parle d'une
publication préparée en langue Croate ancienne. Le titre en est : « Povijest
Arbanasa kod Zadra » (L'histoire des Albanais près de Zadar). Le livre est
écrit en croate, mais il sera bientôt traduit en anglais. Selon l'auteur du
livre, très peu de gens sont au courant de la création, il y a trois siècles,
d'un petit emplacement d'Albanais, au Sud de Zadar, en Dalmatie. Cet
emplacement s'appelait dans les premiers temps « Borgo Erizzo » et ensuite a
pris le nom de « Arbanasi ». Aujourd'hui cet emplacement est compris dans la
ville de Zadar, en Croatie. Beaucoup d'habitants de l'actuel Zadar sont sans
doute originaires de la première et la deuxième migration des Arbanasi.
Dans les écrits sur le Zadar d'aujourd'hui, il est souligné que
c'est une ville cosmopolite. « Dans les temps anciens, la population en
était illyrienne, romane ou slave. Une communauté de juifs ainsi que des Grecs
y ont été fixés pendant le Moyen Age, alors que des communautés d'Arbanas et de
Serbes s'y étaient installées avant l'invasion ottomane. On peut y entendre
même aujourd'hui la langue Zaratine et le dialecte albanais, ainsi que les
chansons populaires traditionnelles dans les églises catholiques et pendant les
cérémonies des orthodoxes… »Des documents historiques témoignent que les «
Arbanas » appartenaient à l'Archidiocèse de Bari (Bar, c'est l'endroit où se
trouve actuellement le Monténégro, le long de la mer Adriatique) près de la
frontière albanaise. Les légendes locales disent qu'ils y sont arrivés de deux
villages différents: Briska et Sesta. Dans le récit de Franco, il est dit que,
vers le milieu de l'an 1850, les envahisseurs autrichiens voulaient garder la
ville et déshonorer les femmes. Les « Arbanas » ont mis les femmes et les
enfants à l'abri, dans la montagne à « Musapstan » (la bergerie de Musap) et
ont tiré sur les envahisseurs. Cette bataille sévère n'a pu être arrêtée que
grâce à l'intervention de 'archevêque de Zara. Les « Arbanas » ont toujours eu
l'esprit de solidarité et d'assistance l'un pour l'autre. Ils se trouvaient
unis face aux étrangers. Ils se mariaient souvent dans leur entourage, mais
certainement pas entre des cousins très proches.
« D'après les sources de famille, reprend l'«Arbanas » Franco,
trois frères Marussich sont arrivés dans les premiers temps à Zara. Je connais
très peu de choses de la vie et des traditions de ma famille concernant la
période entre l'arrivée des trois frères, ainsi que l'histoire de mon
grand-père. Hormis le fait que l’on a surnommé « La branche » de ma famille «
PERE-JAKY » (père Jaku) pour les distinguer des autres Marussich qui étaient
nombreux. Au dire de la famille, pendant la période slave, ils étaient
croatophiles (Sokolossi) ou bien italophiles (Bersaglieri). Mon grand-père
était italophile (1867-1938) et il a fait même don d'un lopin de terre pour que
dans ce quartier-là aussi puisse se construire une école italienne. Il
s'occupait avec son frère de la vente en gros du bétail, puis d'une tannerie,
ainsi que d'une boucherie. Il était réputé pour être serviable dans son
quartier, surtout à l'égard des gens se trouvant dans le besoin. Il a sauvé la
vie à une tante qu'on avait adossée au mur pour l'exécuter » …
Joëlle, l'épouse française de Franco, une femme d'un air noble et
aux cheveux devenus gris à cause de l'âge nous sert un café et des truffes
devant lesquels on ne peut pas se contenir malgré les conseils du médecin!
Franco poursuit son récit: «Mon père était un sportif de première
classe, surtout en canotage, au niveau international; il était en même temps
vice -champion au lancement du javelot parmi les militaires italiens. C'était
un des fondateurs de la section socialiste clandestine à Zara pendant l'époque
du fascisme. » « Avec un groupe de canotiers aussi habiles que lui, il a
parcouru la côte dalmate sur une barque à rames, une grande aventure cela, d'où
a été tire le livre « Remi sull'Adriatico » (Rames sur l'Adriatique).
Malheureusement, je n'ai pas eu la chance de lire ce livre, parce que mon père
a prêté le seul exemplaire dont il disposait à quelqu'un qui ne l'a jamais
rendu. Juste après son mariage, mon père a émigré en Éthiopie. Il était sans le
sou. Très peu de temps après, il a créé, de concert avec un copropriétaire
italien, une entreprise pour la production de liqueurs. Au déclenchement de la
guerre, on l'a engagé comme aviateur, et, à la capitulation d'Italie, il a été
emprisonné et envoyé dans un camp au Kenya. A la fin de la Deuxième Guerre
Mondiale, il est retourné à Zara pour travailler comme directeur dans une
coopérative d'alimentations. Mais le régime communiste ne convenait pas à son
mode de vie, et il a profité d'un moment de détente pour émigrer en Italie et
devenir commerçant. Il était entre temps divorcé et avec sa deuxième femme
originaire de Zara, il a eu deux autres enfants. Le penchant pour l'aventure
l'a emmené au Venezuela où il a exercé plusieurs métiers tels que
copropriétaire d'une entreprise de travaux publics, ou patron de bar et cela
jusqu'à la retraite. La grave maladie de sa femme l'a obligé à retourner à
Zara. Tout comme mon père « Arbanasi » elle désirait mourir dans son pays. Je
suis fils unique du premier mariage de mon père. Ma mère est italienne,
originaire de Faenza. Elle vit encore. » « A partir du moment où j’étais né à
Zara, chez « Arbanasi », enchaîne Franco, j'ai pu hériter de la maison de mon
père. C'est là que je compte passer ma vieillesse avec mon épouse qui m'a donné
trois enfants, un fils et deux filles. J'ai fait des études secondaires en
Italie ; ensuite j'ai fait l’école d’architecture à Genève, où j'ai été diplômé
en 1969. En tant qu'architecte indépendant, j'ai eu la possibilité de travailler
en Amérique (Porto Rico), en Afrique et en Europe aussi : en Suisse, au
Portugal, en Italie en Grande Bretagne et en France. Mon fils (1966) est
danseur - chorégraphe ainsi que metteur en scène pour les lumières dans les
théâtres ; il a deux fils. Ma fille aînée (1969) est célibataire; elle est
organisatrice de congrès. Quant à la cadette (1975), elle a fini les études en
architecture d’intérieur à Genève. Mais, peu de temps après, elle s'est
consacrée à la sculpture et à la peinture sur de la vaisselle. Elle est mariée
et a une fille de 7 mois ».
Le désir de Franco est d'aller un jour visiter les terres de ses
ancêtres à Dukagjin (la famille Duka) ; quant à moi, il désire m'emmener chez
lui à Zara, visiter les lieux où il y a encore des Albanais près de chez lui,
ainsi que tout au long du littoral de la Dalmatie, cette jolie zone
touristique, à la prospérité de laquelle contribuent les Albanais aussi.
Le fait de l'écouter parler d'une manière si concise de sa famille
ne faisait qu'augmenter le sentiment de respect envers cet homme si modeste qui
ne voulait aucunement mettre en évidence les traces de la vie des gens célèbres
de sa famille, non seulement en « Arbanas » des côtes dalmates, mais en Italie
aussi, en Suisse, en Amérique et ailleurs. Je prenais des notes et je posais
des questions, mais je ne sais pas si j'ai pu vous donner à travers ces petites
pages une idée claire de la grande histoire de « Arbanasi ».
Après une autre conversation, plus longue celle-là, j'essaierai de
donner brièvement, je m'excuse auprès du lecteur, les moments très
significatifs des « Arbanasi », de la famille MAR-UKU (Marussich). Franco
dit que les habitants autochtones du bas Zemunik et du haut Zemunik
(lieux qui se trouvent en Croatie, pas très loin de Zadar) déclarent que
« nous sommes cousins ». Ils sont venus du Nord de l'Albanie. L'architecte
d'origine albanaise me raconte qu'un jour, pendant qu'il était en train de
restaurer sa maison à Zara, il avait demandé un camion pour pouvoir transporter
des matériaux. Le conducteur appartenait à la famille des Marussich de Zemunik.
». L'emplacement des « Arbanas » établi par la République de Venise en 1727, à
Zemunik, à 14 km. de Zara, est aussi très significatif. Un document datant du
12 février 1728 met en évidence les noms des Albanais qui s'y étaient installés
: Gjeçi d'Andrea, Pietro di Marko, Giovanni di Vucchia, Giovanni Prençi, Nicolo
Giovi, Giovanni di Giovo. Actuellement, il y a à Zemunik des familles portant
le nom de Paleka, Sestan (l'actuel Shestani), Prenda et Curkovic. Peut-être,
une partie des « Arbanas » ont été assimilés au fil du temps, n'ayant pas pu
développer leur langue maternelle. Cependant, ceux qui sont morts à Zemunik, se
sont confessés ou ont communié devant les prêtres « Arbanas », et les rites religieux
ont été faits dans leur église « Notre Dame de Lorette ». Les documents
témoignent en même temps de la présence des « Arbanas » dans le village Plloce,
à 5 km. de Zara. Ils y vivent dans le village de Malpaga (Dracevac) ainsi
qu'aux villages aux alentours; ils sont devenus propriétaires des terres
laissées en friche et, grâce à leur travail, ils ont pu transformer
complètement les zones où ils habitent. Selon les témoignages écrits, toutes
les générations Arbanas ont parlé la langue albanaise. Et, d'après Don Mijo
Curkovic, dans son livre publié en 1922, « aujourd'hui encore la famille
Curkovic parle très bien et d'une manière parfaite la langue qui se parle en
Albanie ». Ils sont réputés pour leur caractère âpre, mais ils ont toujours été
et demeurent « de bonnes gens au cœur noble ». Quiconque dans le village
déclare s'entendre avec les voisins comme s'ils avaient été de la même famille.
Sur les côtes de Dalmatie, à Zara se trouve aussi Fontana, un très bel
emplacement au bord de la mer. Franco dit que pendant les siècles précédents
les Vénitiens y allaient pour approvisionner l'équipage de leurs bateaux en eau
potable. Il est intéressant de noter que la source d'où émane cette eau potable
se trouve à un niveau inférieur à la mer. Franco évoque en même temps le fait
que 85 pour cent de Zadar a été détruite en 1943. Les « diables » slaves, non
le peuple lui-même, avaient propagé l'idée que la ville était une zone
stratégique. En réalité, il n'y avait dans la ville que deux fabriques de
liqueur. Les « Arbanas » aux mains de fée, y produisaient une liqueur du nom «
Maraskino », très connue dans le monde entier à l'époque.
La vieille ville « Arbanasi » est plus ancienne que Rome. On y a
trouvé des restes d’agglomération datant de 3000 ans avant Jésus Christ. Au
début, la population s'appelait « Libourne » qui n'étaient que des Illyriens de
Zara. Ils s'occupaient plutôt d'élevage mais faisaient en même temps d'autres
métiers. C'étaient des hommes fiers, nobles, beaux et d'un très fort caractère,
comme tous les Albanais honnêtes partout dans le monde. Ils ne connaissaient
pas la drogue, ni la criminalité ou la prostitution ; c'était le contraire de
ce qui se passe aujourd'hui avec quelques malhonnêtes gens qui, de consort avec
des individus qui ne veulent pas du bien aux Albanais, essaient de tromper
quelques adolescents et des les engager dans des actes criminels pour se
procurer de l'argent sans se donner beaucoup d'efforts. « Les Arbanas »
ont fait beaucoup de restaurations et sont honorés par tout le monde. Sergio
Papuçi est cité en guise de reconnaissance pour la restauration du « Vitrail du
Doumo di Arezzo »; Giovanni Marussich est mentionné aussi pour la
restauration de « Maestra di Santa Trinita » ainsi que beaucoup d'autres noms
d'Albanais éminents dont on parlera une autre fois. Dans les Apennines, à «
Luogo di Romagne » se trouve « Bivacco Marussich », un emplacement dans la
montagne où alpinistes et touristes s'arrêtent, bavardent et se reposent pour
reprendre plus tard leur chemin vers d'autres hauteurs. Au Sud de la Dalmatie
se trouve un village qui porte le nom de «Marussich ». Il est intéressant de
dire que dans le Péloponnèse de Grèce aussi se trouve une ville nommée «
Maroussi », qu'on dit être albanaise.
Le père de l'architecte Franco, Yaki Marussich, a eu un frère et
quatre sœurs qui sont tous morts. Mais il a des cousins en Italie, deux
architectes, un instituteur, des employés de banque, des professeurs
d'université en Croatie et même aux États-Unis. Un de ses cousins, Giovanni
Marussich, lui aussi « Arbanas », vit encore et a eu comme premier métier
celui du menuisier et est devenu restaurateur dans les musées. A l'avis de
Franco, le mot marangoz (menuisier) provient de « marangon » - langue
vénitienne. J'ai travaillé avec un turc, enchaîne Franco, et il me disait qu'il
était « marangoz ». J'ai discuté il a y quelque temps avec un diplomate italien
à Genève concernant les emprunts entre langues. Il me disait que le mot «
maranga » provient de Venise, c'était une hache spéciale utilisée dans la
marine pour couper. « Marangon » c'est le professionnel qui se sert de la «
marange ». D'où, selon Franco, le mot albanais « marangoz ». Les habitants de
"Arbanas" parlent albanais moins qu'auparavant ; ils gardent tout de
même des mots de leurs ancêtres. Les mots "bregdeti" (le littoral),
"pirun" (fourchette), "marangon" (menuisier),
"kaiço" (petite barque), "stan" (bergerie), "jam i
angër" (j'ai faim) etc. s'emploient largement dans les milieux albanais de
Zara. Un petit port à Zara s'appelle « Bregdet » et là habitaient les « arbanas
». Si on jette un regard à l'œuvre de Dr. Kruno Krstic sur le vocabulaire
utilisé par les « Arbanas », on remarquera facilement une ressemblance
frappante des mots qu’on prononce là-bas même actuellement en albanais. Par exemple,
quand on parle du mot « bregdet », il est dit : « era po fryn pe bregdetit »
(le vent souffle du littoral ; concernant le mot « faculet » qui s'emploie à
Shkodër, les « Arbanas »disent : « e ko mbluo krenin me faculet ».
« fjal » : « me dhan fjalën » ; « fol :
« un po të flas si mik mikut » ; « flok » :
« kur s i kren flokët » ; « grabit » :
« vajzat kan vot në pus me grabit » ; « kap » :
« shkon me kap zogj në vishç » ; « këput » :
« mos ma këput udhën », « këcye » : « këcen si
liepuri » ; « kopësht » : kopshti n’o mas
shpie » ; « mbyll » : « mbylli syt në daçësh më
flet » ; « mujt » : « sot nuk munj me
punua » ; « punua » : « i ati i ti punon në gjutet » ;
« rush » : ko rush për me angër e për me bo ven » ;
« vogël » : « mere voglin me vete », « Zadër » :
« Arbénesh jan sot nji vend me Zadër ».
Souvent ils se réunissent ensemble et chantent en chœur leurs
chansons à l’église albanaise. Les « Arbanasi » sont des catholiques et
pratiquent leur religion. En 1729, les "Arbanas" ont demandé
l'autorisation des autorités de construire à leurs propres frais un barrage
pour créer ainsi une baie qui protégerait leurs ateliers en cas d'inondations.
Ils ont en même temps demandé à construire un port pour pouvoir pêcher. Les
autorités y ont consenti et le document du 10 avril 1729 en démontre la
légitimité. En 1735, beaucoup de terres arables figuraient comme étant sans
propriétaire, en raison de la mort de certains d'entre eux, ou à cause du
déplacement de la population de ces zones dans d'autres parties de la Dalmatie.
Il en fut de même en 1739. Quelques "Arbanasi" ont demandé aux
autorités de leur permettre de devenir propriétaires de ces terres. Mais, par
décision du Gouverneur, ils n'ont pu en avoir qu'une partie. Fâchés de cette
décision, quelques uns des "Arbanas" ont quitté Zemunik.
En 1749 on trouvait des Arbanas à Zara, travaillant comme maçons.
C'étaient des gens laborieux et honnêtes. Comme déjà mentionné, les
"Arbanas" appartenaient à la religion catholique romane. Une fois
arrivés dans la région, les "Arbanas" se sont vus offrir l'église de
Saint Donat à Zara et celle de Saint Ivan près du marché, pour qu'ils puissent
y exercer leur culte. Donc, au début les "Arbanas" n'avaient pas leur
propre église. La construction d'une telle église a commencé en 1734, sous la
direction et la vision de l’Archevêque Zmajevic. Elle a été appelée “Notre Dame
Lorette” et a été terminée après trois années de travail fait par les maçons et
les maîtres albanais. Depuis, tous les rites religieux, tels que mariages ou
messes d’enterrement cérémonie mortelle ont eu lieu dans cette église.
Retournons à l'histoire de Giovanni Marussich. C'est
l'«Arbanas" connu dans le monde entier, parce qu'il fait la restauration
des supports en bois des tableaux réalisés par les plus grands peintres en
Italie, en Amérique et partout dans le monde. Il a fait partie de l'équipe qui
a restauré les tableaux du grand peintre italien, Cimabue; il a aussi restauré
le tableau de Giotto. Franco, est un homme érudit mais trop réservé pour parler
de sa famille. Il ne me dit rien de son fils, Yann Marussich, l'« Arbanas »
très connu dans le monde comme danseur.
Avec la permission du lecteur, je voudrais faire un très bref
résumé du chemin parcouru par ce grand artiste. Depuis 1989, il a réalisé plus
de 20 performances et chorégraphies, toutes magnifiques. De 1993 é 2000, il a
été co-directeur du "Théâtre de l'Usine" à Genève. Aujourd'hui il
s'occupe surtout de créations personnelles et de body art. Son spectacle
"Bleu provisoire" a été présenté à plusieurs festivals en Suisse et à
l'étranger; il a été en même temps l'invité d'honneur de l'édition 2003 à
"Montpellier Danse" de France. "Bleu provisoire" est une
œuvre visuelle qui s'occupe du corps, dans l'intention de lui donner la beauté
initiale: un merveilleux face à face où le spectateur prend l'expérience
intime de la peau et de sa composition. Voilà ce que dit, entre autres, Mme.
Alexandra Baudelot, experte en art, à propos du "Bleu provisoire" :
"Yann Marussich, qui depuis 1996 opte pour une suppression totale de la
danse dans ses œuvres, fait de ce constat le vecteur unique de ce «Bleu
provisoire». Pas de détour, pas d'effet de style, aucune forme résiduelle. Le
propos est clair: il s'agit ici de montrer le corps dans ce qu'il a de plus
«simple», de plus commun à tous, de plus secret aussi;… Cette œuvre est plus à
voir dans sa dimension plastique et visuelle, loin de tout pathos ». La
dernière œuvre de Yann est la position corporelle “Autoportrait dans une
fourmilière”. Y a-t-il plus beau souvenir que de voir l"Abanas",
originaire de Zara de Croatie atteindre le plus haut degré de l'art à Genève?
Il n'oublie pourtant pas son origine…tout comme moi, Albanais qui ai pu obtenir
la citoyenneté suisse, mais qui en même
temps a gardé son passeport d’origine, l’Albanie; comme tout émigré qui jouit
donc d'une double nationalité tout en sachant gré au pays qui nous a accueillis
et sommes fiers que nos enfants puissent savoir d'où nous sommes venus.
Ainsi que quelques-uns de ses amis, Franco garde l'arbre
généalogique de sa famille; c'est ce que font d'autres Albanais aussi à Sunio,
à Istanbul, New Jersey, Florida, Largo, Toronto, Genève, Paris, New York,
Stockholm, Bâle, et partout dans le monde. C'est ce que dit mon ami, réputé
pour sa sagesse: sois proche des bons compatriotes laborieux; de ceux qui dans
leurs veines ont du sang albanais, des successeurs de Mère Teresa, d'Isa
Boletini, des hommes de la Renaissance albanaise, de… de ceux qui, quoique loin
de leur Patrie, savent goûter les plaisirs de la vie en buvant un verre de
"raki"; par contre, méfie-toi des "diables", de ceux qui
ont peur de leur ombre, de ceux qui ne connaissent pas l'amitié et qui ne font
que jeter l'anathème contre leurs compatriotes; n'aies pas peur du froid de
l'hiver, reste au-dessus des souffrances, des soucis et des inquiétudes, sois
généreux comme un pommier plein de fruits, n'accepte que ce que t'offre la vie
quotidienne. Sois proche des gens de nations différentes mais qui ont le même
caractère que nous, méditerranéens et gens des Balkans, Albanais, où qu'ils
soient au Kosovo, en Macédoine, dans le monde entier.
Genève, Janvier 2004