| E shtune, 23.11.2019, 07:18 PM |
Fotaq Andrea
Les
Pélasges, ont-ils existé ?!
Article publié en albanais dans les quotidiens
« Métropole » du 3 août 2009
et « Albania » des 4-5 août 2009,
ainsi que dans la revue ANASH de l’Institut
Alb-Shkenca.
En tout temps, même dans
les milieux scientifiques, le problème pélasgique, si discuté actuellement
parmi le large public albanais, a toujours été un sac de nœuds hérité de la
préhistoire humaine, à travers son ombre et sa complexité, représentant ainsi
pour nombre de peuples des Balkans, disparus ou survivants, et en particulier
pour le peuple illyro-albanais, un point
de départ historique assez délicat et indécis. Dans les hypothèses énoncées, un
nœud gordien y apparaît, que les sciences n’ont pas encore réussi à trancher.
La question est posée dans son essence même, à savoir: les Pélasges, ont-ils
existé ? Si oui, quelle langue ont-ils parlé et où se sont-ils
situés ? Ont-ils représenté un ethnos compact ou plutôt plusieurs
ethnies ? Y a-t-il un rapport entre eux et les Etrusques ?
En fait, la science
albanologique a toujours eu pour tâche principale d’argumenter solidement le
lien illyro-albanais dans tous les domaines, et cet objectif majeur demeurera
prioritaire pour bien longtemps. L’albanais, langue satem et seule survivante
des langues thraco-illyriennes, occupera toujours sa place honorable en tant
que branche entièrement à part de l’arbre indo-européen.
Seulement, si l’on osait
dépasser ce noble objectif, aller plus en profondeur des temps, donc sortir du
cadre principal de l’albanologie actuelle, pour diriger le regard vers les
proto-illyriens, avant ou durant les migrations panono-balkaniques,
doriennes ou égéennes, donc à la fin du troisième millénaire av. J. -C., une
telle tentative, à notre avis, ne serait pas une aberration, misère
scientifique ou pire encore une pure fantaisie. Des noms bien connus de
l’albanologie commencent à reconnaître eux-mêmes, ne fût-ce qu’avec beaucoup de
réserves ou une petite voix, l’hypothèse pélasgique pré-illyrienne.
Récemment, le professeur
Shaban Demiraj, dans son œuvre fondamentale Epiri, Pellazgët,
Etruskët dhe Shqiptarët (2008) (l’Epire,
les Pélages, les Etrusques et les Albanais), analyse avec une rigueur
scientifique les lois de la phonétique, soulignant que l’albanais d’aujourd’hui
ne ressemble point à l’albanais d’il y a quatre milles ans. Par ailleurs, il ne
manque pas de citer des noms bien connus de la théorie indo-européenne, tels
que Kretschmer, Budimir, Van Windekens, qui ont reconnu l’existence d’une
population pré-hellénique, appartenant à la famille des tribus indo-européennes
ou peut-être non indo-européennes. Une telle population est baptisée par eux
sous les noms de « Proto-indo-européens », de « Pélasges »
ou « Palastes », (p. 29). Le professeur Demiraj affirme également
que, concernant les Pélasges, « nous ne disposons d’aucun témoignage
linguistique direct, si ce n’est que l’inscription de Lemnos… et quelques
toponymies pré-helléniques qui ne peuvent être expliquées par l’évolution du
système linguistique du grec » (p.32).
Le professeur Korkuti,
dans son ouvrage Proto-Ilirët, Ilirët dhe Arbërit, considère les
Pélasges comme un maillon pré-illyrien, alors que le professeur Kristo
Frashëri, souligne qu’ « il y a des questions qui portent à réflexion non
seulement en ce qui concerne la préhistoire des Illyriens, mais aussi
l’ethnogenèse des Albanais » (le même ouvrage, Toena, Tirana, 2003, p.8).
Les professeurs Ceka et
Korkuti, dans leur ouvre Arkeologjia (1985, p. 85), indiquent :
« Il est reconnu que les tribus grecques sont venues avec les migrations
indo-européennes au début de l’époque de bronze, environ 2000 ans av. J.-C. et
qu’elles se sont établies dans la partie sud de la péninsule balkanique et dans
les îles de l’Egée, où vivait auparavant une population de type pélasgique, qui
avait développé ses propres cultures avancées, comme celle des Cyclades ou de
Crète ».
De son côté, le
professeur Dhimitri Pilika, avec son ouvrage monumental Pellazgët, origjina
jonë e mohuar (Les Pélages, notre origine oubliée), restera inoubliable
comme le plus grand pélasgologue albanais. Mais, sans aller plus loin
dans la lignée de nos pélasgologues connus (Konda, Kola et Nermin Vlora entre
autres), qui jètent un regard hardi vers la préhistoire illyro-albanaise,
disons tout simplement que les murs pélasgiques cyclopéens de Dodone ne
continuent pas moins à intriguer scientifiques et touristes par leur
construction aussi parfaite que celle des pyramides d’Egypte.
Alors, avons-nous droit,
dans un tel contexte, de reposer la question si les Pélasges et la Pélasgie ont
réellement existé? Et si oui, où et quand précisément ? Car, alors que le
Petit Robert 2 (1981), dans l’article « Pélasges » souligne entre
autres que « Le terme de Pélasges n’a plus aujourd’hui de sens historique,
qu’ « Il est établi que les habitants primitifs de l’Egéide n’étaient
pas des autochtones et que des vagues successives d’immigrants d’origine
différentes y ont été amalgamée », le Quid de la même époque (1982)
traite tout autrement la question pélasgique dans les articles « Albanie »,
« Italie » et « Turquie » (parties historiques), non
seulement en abordant les multiples questions de migrations des Pélasges dans
l’Egée et en Italie, ainsi que leurs rapports avec les Etrusques, mais en reconnaissant
clairement et ouvertement, en ce qui concerne les Albanais, qu’ils sont une
« Pop. préhistorique pélasgienne, puis à la fin du IIIe millénaire avant
J.-C. remplacée par les Illyriens ». (Le seul terme qui porte confusion
dans cette affirmation c’est le terme « remplacée »).
En fait, tous les
anciens auteurs, depuis Homère, Hérodote, Aristote, Diodore, Strabon, Dyonisos,
jusqu’à Pline l’Ancien et Justiniani, sont là pour affirmer en chorus que les
Pélasges ont bel et bien existé dans le Bassin méditerranéen. Et il est très facile
d’aligner ici, en faveur de cette thèse, à côté des auteurs classiques, bon
nombre de chercheurs des XVIIIe et XIXe siècles qui essaient de démontrer, par
des arguments à l’appui, l’existence des anciens Palastes. Mais là aussi, une
question est posée à juste titre: pourquoi c’est précisément le XIXe siècle qui
est devenu la période d’or de la thèse pélasgique ?
C’est un fait notoire
que durant ce siècle, les découvertes les plus importantes ont été faites en
égyptologie, assyriologie et dans le domaine de la préhistoire européenne avec
la mise au jour des cultures d’Egée, Crète, Micène, Tyrin, Troie, parallèlement
à la découverte de la culture des Hittites avec la fameuse Hatussa et ses
multitudes tablettes cunéiformes, aux fouilles à Finikie et en Syrie, à la
découverte de la culture etrusque, ce qui a permis à déterminer ainsi les
principales cultures européennes.
Etonnamment, alors que
toutes ces cultures du Néolitique et de l’âge du Bronze étaient découvertes
grâce aux indications des auteurs classiques ou tout simplement sur la base de
la mythologie, alors que plusieurs ethnogenèses de peuples européens étaient
évoquées (y compris celle du peuple albanais), il n’a été découvert,
malheureusement, « rien » de pélasgique, à part quelques murailles
« isolées » de Dodone, de Mycène ou de Tirynthe, restées
historiquement muettes. Et le XXe siècle n’allait pas tarder à déclarer qu’
« il n’y a pas », à ce qu’il semble, de culture pélasgique concrète
dans toute l’Egée et la Méditerranée, mais, par contre, il y a une
« pluralité » de cultures, dans laquelle la thèse pélasgique semble
dissoute comme le sel dans l’eau.
Toutefois, un tel
résultat fut considéré avec beaucoup de scepticisme par une partie de savants
qui constatèrent qu’un « élément externe » semble apparaître sur le
devant de la scène, et qui n’est pas de moindre importance : le professeur
John Wilkes de l’Institut archéologique de Londres, dans son ouvrage « The
Illyrians » (1992), après avoir exprimé son admiration pour Arthur Evans,
ce « talent rare de la science archéologique », souligne qu’il fut
victimisé plus d’une fois, et même emprisonné, pour avoir rejeté les
marchandages du Congrès de Berlin des grandes puissances de l’époque visant à
résoudre la question de l’Orient, et que ses études archéologiques comportent
également des commentaires sur les questions politiques de l’époque (entre
autres, ses écrits sur les fouilles à Knossos). Wilkes indique « que son
travail (d’Evans) à la recherche des Illyriens, très vite fut envisagé dans le
cadre de la liberté des Slaves, un mouvement qui devait le mettre au centre du
débat » (p.28). Autrement dit, durant ce siècle, il y a un enchevêtrement
solide de la science et de ses résultats concrets avec les buts et les visées
que se proposent d’atteindre les politiques européennes prédéfinies, ce qui
n’était rien d’autre qu’un phénomène historique bien connu. Il se peut alors -
et nous avons droit de supposer ainsi, puisqu’on sait déjà comment les
frontières se sont partagées si injustement dans les Balkans à la fin du XIXe
siècle et au début du XXe -, qu’une telle attitude n’y est pas pour rien
concernant la question pélasgique, étant donné que nombre de tenants de cette
thèse allaient tomber dans la sourdine.
De l’eau a coulé sous
les ponts et l’albanologie du XXe siècle devait s’orienter entièrement et à
juste titre vers l’illyrologie et les études illyro-albanaises, ce qui a pris
un caractère prononcé au cours des grandes découvertes archéologiques dans le
pays, pendant les années ’60 et ’70, accompagnées par un bond qualitatif dans
toutes les branches de l’albanologie. Dans ces conditions, Konda, Mayani et
plusieurs autres chercheurs allaient être considérés comme hors du temps,
dépassés et même sous-estimés, car ils avaient « quitté » la sphère scientifique
illyro-albanaise, pour ne pas dire qu’ils avaient dévié l’objectif majeur par
une nouvelle « aberration ».
Or, dès le début de la
nouvelle ère démocratique en Albanie (les années ‘90), les ouvrages sur
l’enthogenèse du peuple albanais allaient connaître une large diffusion dans le
pays, et la théorie pélasgique pré-illyrienne n’allait pas tarder à être au
centre de l’opinion publique. Le regard était dirigé désormais au-delà de
l’histoire des Illyriens, naturellement vers ce qu’on nomme la pré-science, quittant
ainsi le format préétabli de l’albanologie. Malheureusement, des auteurs
charlatans allaient profiter d’une telle situation pour proclamer de façon
grotesque, au nom d’une « fierté » pour le passé illyrien, que
« nous, Albanais, nous sommes les premiers arrivants dans les Balkans, et
même en Europe ; que nous sommes son nombril et que toute la mythologie,
mêmes les Dieux, ont parlé albanais ! » Les esprits se sont
échauffés, ce qui pouvait alimenter facilement une fierté fausse, égocentrique,
étant donné que l’on se voit placé, euphoriquement et artificiellement,
au-dessus des autres peuples par cette « primauté historique »
dans les Balkans.
Mais pourquoi une telle
situation ? A ce qu’il paraît, le passé communiste a pesé lourdement dans
la conscience de nos hommes, à tel point qu’avec l’ouverture démocratique, les
yeux se sont grandement ouverts pour constater, qu’en ce qui concerne le
développement social, nous étions en effet, à la traîne de la société
européenne développée. C’était en quelque sorte une crise de conscience, à
l’échelle même nationale, à la quête de notre place au soleil, à travers des
identités réelles et irréelles dans la profondeur du temps, ce qui ne se
produisait pas pour la première fois dans notre pays. En vérité, l’éveil national,
grâce à l’action de nos Promoteurs de la Renaissance, avait parcouru le même
chemin, s’adressant au passé du Moyen-Age albanais et castriotin, ainsi qu’à
celui des temps antiques. Donc, l’homme albanais des temps modernes, après
avoir découvert l’Europe occidentale développée, sentit, outre sa crise
d’identité, un certain vide moral et spirituel. D’où le besoin pour lui d’une
nouvelle Renaissance, aussi bien spirituelle et culturelle, à côté de la
liberté démocratique obtenue, après un lourd passé de totalitarisme,
d’isolement et de mépris. C’est alors qu’il s’acharna avec beaucoup
d’enthousiasme et persistance à son passé lointain, pré-illyrien et
mythologique.
Or, l’Europe, durant le
XXe siècle, avait bien mis les points sur les i, surtout en ce qui concerne sa
géopolitique (sa dernière solution, le Kosovë), sur la base du postulat :
tous les peuples européens sont anciens, fruit de l’histoire, après des siècles
de survivance, personne n’est descendu des cieux, mais il n’y a eu que
mouvements, migrations, croisements de races et de peuples tout au long de leur
histoire. C’est ainsi que toute thèse de primauté ethnique était écartée,
surtout dans la poudrière balkanique, thèse toujours dangereuse, alors que tous
les peuples de la péninsule ne visent que le même objectif commun pour faire
partie de l’Europe Unie. Et c’est là l’objectif majeur de la politique
européenne, se fondant sur un passé commun des peuples qui composent le vieux
continent et qui ont bien connu guerres, assimilations, croisements, disparitions
et survie, depuis au moins le dernier millénaire avant J.-C. Son objectif
politique est donc bien clair ici : assurer un avenir commun, parvenir à
un mosaïque d’ethnies, de cultures, d’histoires, ce qui constitue le trésor
même de l’Europe Unie, sans conflits et hostilités et dépourvue de toute
primauté historique.
Après avoir exposé cet
objectif majeur de la politique européenne, revenons maintenant à nos moutons
pour considérer, dans l’optique de la science, la question qui nous
intéresse : les Pélasges.
Nombre de questions nous
brûlent le bout de la langue pour savoir si les thèses, les hypothèses, les
théories et les diverses écoles sur l’existence des peuples pré-germaniques ou
pré-indo-européens, y compris les hypothèses pélasgo-étrusques, pré-hélleniques
et pré-illyriennes, sont fondées du point de vue historique et scientifique.
Or, il est déjà notoire que l’on ne peut qualifier d’épuisée l’étude comparée
des anciennes langues faisant partie de l’indo-européen ; de même, le
sous-sol continue de nous réserver des surprises pré-historiques,
indépendamment des résultats obtenus dans bien des domaines, archéologie,
toponymie, onomastique et autres. Une source inépuisable d’explorations ne
demeurent pas moins les ethnogenèses culturelles, et en particulier celle du
peuple albanais, depuis sa polyphonie variée qui résonne tel un chant collectif
homérique dans la bouche des Labs et des Tosques, jusqu’à cet habit antique,
unique au monde, que représente notre xhubleta des montagnes du Nord,
une relique de plus de quatre mille ans, ayant une précision millimétrique dans
ses milliers de mailles qui la composent et qui lui donnent une forme parfaite
de cône, fascinant le regard avec ses ondulations. Et non seulement, mais la
multitude des symboles que comportent ses ceintures et ses tabliers, dont parle
avec beaucoup d’enthousiasme l’écrivaine Luljeta Dano, la collectionniste bien
connue des xhubletas, restent eux aussi énigmatiques et non encore déchiffrés.
On ne peut ne pas
s’étonner de constater que la nouvelle édition de l’Histoire du peuple albanais
(t.1, 2002), contrairement à l’ancienne édition de 1959, qui n’hésitait pas à
mentionner Schleicher et Steir à propos de la thèse pélasgique, ne fait qu’une
infime référence à cette thèse, après une longue litanie, comme si l’on avait
peur d’utiliser le terme « pélasgique ». Et dans ce cas, l’on se
sentirait mal à l’aise pour bien comprendre et suivre jusqu’au bout le
philologue albanais Petro Zheji, qui « s’aventure » avec courage à des
terrains non explorés par ses deux volumes d’étude comparative
« L’albanais et le sanscrit ». Il en est de même des essais
étymologiques du professeur Shefki Sejdiu, lequel reste fidèle aux principes de
la sémantique et de la linguistique logique ainsi qu’à la recherche déductive.
Même s’il y a, dans les milieux scientifiques albanais un scepticisme stoïque,
ou tout simplement un rehaussement d’épaules pour les travaux de ces
chercheurs, l’on ne peut ne pas avoir du respect pour leur initiative et leur
courage, quand on les voit se retrousser les manches et aborder, la tête
froide, la matière inconnue, en se fondant sur une riche bibliographie et une
originalité sans précédent.
En fin de compte, il est
indéniable que les auteurs classiques greco-romains, qui constituent le pilier
même de l’héritage historico-culturel européen, dans leur majeure partie ont
toujours reconnu l’existence de la Pélasgie. Faut-il en ce cas-là rejeter
catégoriquement et entièrement l’hypothèse de son existence comme quelque chose
de non confirmée par les acquis actuels de la science ? Et s’il y avait
dans ce rejet tout simplement un préjugé ? Et si un jour tous les tabous
étaient décryptés et éradiqués par les archives du passé non encore
épuisées?
En outre, l’on ne peut
ne pas prendre en considération le fait que nombre d’auteurs et de chercheurs
du XIXe siècle se sont positionnés, en ce qui concerne l’ancienneté de
l’albanais et des Albanais, en faveur de la thèse pélasgique. Ce sont des
personnalités éminentes dans leurs domaines scientifiques, depuis le
Franco-danois Conard Malte-Brun jusqu’à August Fridrih Pot et l’albanologue Johann Georg von Hahn.
Ce dernier va même jusqu’à considérer l’illyrien comme une langue pélasgique
dans le sens large du terme, autrement dit parlé également par les anciens Epirotes
et Macédoniens, considérés comme « Barbares », et non point Hellènes,
et tous provenant des anciens Pélasges. Ce fut également le cas de Louis
Benloew, membre de l’Académie des Inscriptions de France, de l’ethnographe Ami
Boué, de l’archéologue August Degrand, du géographe bien connu Elisée Reclus,
du grand linguiste August Schleicher et enfin, du professeur de la linguistique
européenne Paul Kretschmer.
D’autres auteurs nous
apparaissent directement comme des figures majeures de l’histoire de l’albanologie,
tels que Pouqueville, Ed. Schneider, H. Hecquard, G. Riter Xylander,
J.C.Hobhouse, W.M. Leake et Karl Thoedore Reinhold ; ils n’étaient point
de simples médecins, ingénieurs, juristes, topographes, militaires ou
écrivains, comme on aime les étiqueter dans certains milieux albanais de débats
scientifiques. Car au moins l’empereur Bonaparte a su attirer de telles
personnalités pour les avoir comme une avant-garde et les envoyer un peu
partout au monde oriental, jusque chez Ali Pacha de Tépélène et Mehmet Ali
d’Egypte, les deux visirs albanais de l’Empire ottoman les plus redoutés de
l’époque. Tous ces savants très renommés occupent leur place méritée dans
l’Histoire de l’Albanologie.
Il en est de même de nos
Promoteurs de la Renaissance, qui se manifestent comme des idéologues du réveil
national avant d’être des poètes et des hommes de lettres. Notre Renaissance
n’est point le fruit d’une fantaisie purement poétique ou littéraire, mais bel
et bien un puissant courant idéologique et politique, historique et social qui
anima l’esprit albanais révolté et le conduisit vers le succès tant attendu
depuis des siècles. Tous nos Promoteurs de la Renaissance étaient des figures
complexes, des philologues de premier ordre, depuis Naim Frashëri et ses
frères, depuis De Rada et les chercheurs arberèches, jusqu’à l’érudite comtesse
Dora d’Istria, qui suivait de près ce travail acharné de la Pléiade albanaise
de la Renaissance. Ils étaient tous conscients de ce qu’ils disaient et
faisaient en vue d’atteindre le grand objectif qu’était l’Indépendance des pays
de l’Albanie historique, et cela, par tous les moyens du patriotisme et de
l’albanisme. Nos grands hommes de la Renaissance, source intarissable du
patriotisme albanais, même à travers leur romantisme avant-gardiste, ont su et
osé jeter le regard vers les millénaires passés de l’Histoire – et certes, vers
la Pélasgie – afin d’y apporter son flambeau antique pour ce réveil national
tant attendu. Et ils ont bien réussi.
De nos jours, plusieurs
auteurs étrangers reviennent sur la thèse pélasgique. Le prêtre savant Edwin
Jacques, dans son œuvre monumentale « les Albanais » consacre toute
une partie à l’origine pélasgique de la langue albanaise. D’autres
auteurs, comme entre autres le professeur Cabanes, S. Métais et N. Clayer,
tout en parlant dans l’hypothétique quand ils évoquent la thèse pélasgique sur
l’origine de l’albanais et des Albanais, ne manquent pas de souligner
l’irrationnel et le danger que pourraient comporter une telle thèse, imprégnée,
selon eux, de « préjugés religieux ou nationaux » et reposant sur des
fondements fragiles, ébranlés par les acquis de l’archéologie et de la
linguistique, qui ont « bouleversé au XXe siècle, la vision que l’on
pouvait avoir tant sur les mouvements de populations à l’époque néolithique que
sur l’évolution des langues ou la signification des mythes de nos lointains
ancêtres » (S. Métais, Histoire des Albanais, Fayard, 2006, f.62).
Par ailleurs, le
professeur Dominique Briquel de l’Université de Paris-Sorbone IV, dans ses œuvres
bien connues, en particulier dans « Les Pélasges en Italie, 1984 »),
se concentre, quant à lui, sur les liens historiques très étroits
pélasgo-étrusques et illyro-épirotes. Et non seulement, mais cette personnalité
scientifique est aussi l’auteur de la présentation du livre de Mathieu Aref l’Albanie
(histoire et langue), ou l’incroyable odyssée d’un peuple préhellénique (Paris,
2003), ouvrage qui a connu une large diffusion en Albanie, mais qui a
été mésestimé dans les milieux scientifiques. Dans la préface du livre,
Briquel souligne on ne peut mieux: «L’ouvrage de Mathieu Aref
s’inscrit dans la ligne de cette recherche [de l’origine pélasgique] et n’est
donc pas dépourvu de précédents scientifiques… ce serait du côté de l’Albanie
qu’il faudrait regarder pour comprendre ces mystérieux Pélasges, pour percevoir
ce que les Grecs, arrivant dans l’Hellade, ont découvert et qui les a fait
devenir ce qu’ils ont été » (p. 2). Voilà une affirmation nette et claire
dans la bouche d’un chercheur objectif et pondéré, où il n’est question
d’euphorie, de préjugé ou de risque nationalistes quelconques ; au
contraire, il s’agit là de tentatives sérieuses pour déchiffrer ces mystérieux
Pélasges et Etrusques, cette mystérieuse langue et histoire pré-albanaises,
épirotes, thraces ou macédonienes, cette ancienne civilisation pré-illyrienne.
Et les fouilles archéologiques sont là, très nombreuses et très poussées en
Albanie pour témoigner certes des traces pré-illyriennes, mais avant tout et
surtout pour étayer la thèse de l’existence pélasgique. C’est là, à notre avis,
le devoir présent de nos sciences albanologiques, pour sortir finalement du
cadre hypothétique historique et vaincre toute timidité scientifique.
En outre, ne faut-il pas
parler ici du livre le plus populaire dans l’Albanie actuelle, de l’œuvre
fondamentale du Professeur Robert d’Angély en cinq volumes
« l’Enigme » (Cismonte et Pumonti, 1991), publiée par sa fille
Solange d’Angely, grande amie du peuple albanais ? Certes, il y a
aujourd’hui la « Montagne du Grand Silence » concernant les Pélasges,
comme le dit si bien Mme d’Angély dans la préface du livre. Mais, nous voulons
rassurer la noble Dame qu’il y a aussi les hautes montagnes d’Albanie pour
répondre à l’appel si clair de son père, le professeur d’Angély: « La
langue albanaise, avec tout ce qu’elle possède, ne demande qu’à redevenir ce
qu’elle était. C’est aux Albanais qu’il appartient de s’atteler eux-mêmes à ce
programme, étant donné qu’il n’existe pas de véritables albanologues
occidentaux, car l’albanais, en tant que langue, n’a jamais intéressé
sérieusement nos linguistes et ethnologues. »
Malheureusement, parmi
les albanologues albanais de nos jours, il y en a qui font la mou, lorsque on
leur mentionne ce fameux albanologue français, alors que le large public
albanais lui voue un amour et une
adoration sans bornes. Mais qui était en fait le professeur Robert
d’Angély ? Avant tout, c’était un grand érudit, un connaisseur parfait des
langues anciennes, entre autres, du persan, du turc et du grec anciens, du
latin, du sanscrit, de l’arabe, sans parler des autres langues indo-européennes
qu’il maîtrisait parfaitement, en lisant directement en original les auteurs de
l’Antiquité. Et cela, avec la méticulosité du savant pour aborder les problèmes
délicats de front, de façon méthodique et scientifique, sur la base des données
provenant de plusieurs sources, à la fois historique et linguistique,
archéologique et ethnologique.
Récemment, Jean
Faucounau, mathématicien et linguiste, membre de la Société Linguistique de
Paris, a publié, entre autres, le livre « les Proto-Ioniens, l’histoire
d’un peuple oublié » (Hartman, 2001), et cherchant à argumenter
l’établissement des premiers Hellènes en Grèce et à déchiffrer le disque de
Phastos, aime distinguer dans les Cyclades les anciennes peuplades connues sous
le nom de « Pélasges ». « Ce nom, dit l’auteur, découvre
l’origine même de ces peuplades : il s’agit certes des descendants plus ou
moins métissés des Proto-ioniens [des premiers Hellènes – note de la trad.].
Car, même s’il y a quelques difficultés phonétiques, il semble impossible de ne
pas relier le mot grec « Pélasgoi » du mot « pélagos », qui
signifie « outre mer ». Autrement dit, « Pelasgoi » (mot
dérivé de Pelag-skoi ?) étaient ces marins qui allaient dans l’outremer,
donc les Proto-joniens » (fin de citation, p.124). On ne peut mieux pour
l’auteur français, qui s’est fixé pour objectif la noble mission de voir chez
les Pélasges uniquement les Proto-ioniens et les Proto-hellènes,
laissant ainsi de côté les Proto-illyriens, ou ces « Barbares » des
hautes montagnes d’Epire, de cette « terra ferma » ou
« continent » selon la signification du terme grec
« Ep-eiros », alors que ce même mot n’est rien d’autre que le terme
albanais « Ep » (i, e Eperme »,
qui signifie bel et bien « Haut », désignant les Hautes montagnes à
l’intérieur du continent. En fin de compte, l’érudite albano-roumaine, la
sublime princesse Dora d’Istria n’a rien fait d’autre qu’inclure les Hellènes,
avec beaucoup d’admiration, dans la grande famille pélasgique, à côté des
ancêtres des Illyriens et des Albanais. Or, face à l’explication donnée par
Jean Faucounau au terme « Pelag-skoi », pourquoi nous, les
Albanais, n’avons-nous pas droit de saisir dans le même terme grec les anciens
mots illyro-albanais « Pe-lag-skoi », donc la décomposition
syllabe par syllabe du même terme, qui donnerait en albanais d’aujourd’hui la
plus simple phrase monosyllabique « Për larg shkoi », autrement
dit « qui va loin », qui va outremer ?
N’avons-nous pas là un bel exemple de ces mots-phrases, ou de ces signifiés
monosyllabiques, si fréquents et nombreux en albanais et qui représentent sa
caractéristique principale, son noyau dur que reflètent et renferment tous les
verbes principaux de cette ancienne langue?
Certes, il s’agit là
d’une hypothèse de notre part et l’on pourrait facilement nous contredire en
disant que les termes « Pe-për, skoi-shkoi, lag-larg » ont dû
suivre les lois rigoureuses de la phonétique évolutive et ne pourraient être
les mêmes en illyrien ou en pélasge d’il y a quatre mille ans. Oui, mais
pourquoi une telle loi ne s’appliquerait pas pareillement au grec ? Et
puis, bien des auteurs, n’ont-ils pas affirmé avec force que l’albanais du XIXe
siècle, tout comme celui du XXe (avant tout son dialecte guègue du Nord) a été
conservé dans son état fossilisé (souligné
par nous) depuis des millénaires, comme le témoignent les mots clés de
l’albanais d’aujourd’hui (ëmë, vëlla, motër, bir, bijë, njeri, ari, ujk,
dimër, dieg) avec leurs équivalents en indo-européen (par exemple : motër-mater-mat-mutter-mother,
d’où materia et l’île Madera de Freud, avec sa danse composition
en forêts). Pourquoi alors cette barrière phonologique artificielle et cette discrimination entre
les deux langues toutes aussi anciennes du bassin méditerranéen, l’helléno-grec
et l’illyro-albanais ?
Il y a dans le mot
albanais udh (chemin) et le mot grec odh-os (????), d’où Od-ysée-Udh-tari
(en albanais Celui qui bat les
chemins), la même consonance phonétique (signifiant) et le même concept
(signifié). Seulement, c’est le grec qui s’approprie le droit de cité, qui
devient la clé du terme et de toute l’étymologie gréco-latine héritée du passé,
et cela, au nom du prime écrit, du scripta manent. Alors qu’à
l’albanais, n’étant pas une langue écrite, il ne lui reste qu’à s’évaporer
comme un verba-volant !
Et ceci au nom de la science, car il ne peut y avoir de place pour la première
formule biblique : «Au commencement était le Verbe », ce premier Verbe
onomatopéique et monosyllabique de l’Homo Sapiens et de toutes les peuplades
anciennes, disparues ou non, des mythologies et des légendes.
Certains albanologues du
pays craignent que si nous nous aventurons trop dans la préhistoire guidés par
la pré-science, autrement dit chez les Pélasges et les Proto-Illyriens, nous
nous verrons qualifiés de peuple migrant, venus de l’Asie Mineure, des
Caucases, ou peut-être même de l’Afrique, ce qui porterait de l’eau au moulin
de quelques chercheurs serbes, agités devants nous, au nom du nationalisme,
comme des épouvantails terrifiants, afin de ne plus voir les Albanais comme des
autochtones. En fait, il y a des albanologues du XIXe siècle (Benloew, entre
autres) qui prônent la thèse de l’origine caucasienne du peuple albanais. Il
n’y a rien de mal ici, car l’Histoire de l’Europe est pleine de mouvements de
migration des peuples avant et après notre ère. Et même si nos Proto-illyriens
ont migré, ceci a dû se produire dans le cadre des grandes migrations des
peuples indo-européens à l’époque du bronze, alors que la dernière migration
des Slaves déplacés du Nord de l’Europe vers les Balkans date au VI-VIIe siècles
de notre ère. Or, étrangement, ni Mayani et d’Angély des années 60, ni Aref
d’aujourd’hui, les trois auteurs les plus controversés dans certains milieux
fanatiques de l’albanologie ne parlent aucunement de quelque migration
pélasgique; au contraire, ils voient des peuplades proto-ioniennes et
proto-illyriennes dans tout le Bassin méditerranéen et dans l’Asie Mineure,
jusqu’à proximité de la fameuse Montagne des langues de Caucase.
En conclusion, nous
pouvons dire, que la préhistoire avec sa pré-science (jusqu’au jour où celle-ci
atteindra son objectif final théorico-scientifique) ne cessera pas de refléter
des dizaines de théories et d’écoles qui se suivront par des hauts et des bas,
tant que le savant - quel qu’il soit et non préjugé -, a le droit de pénétrer
la profondeur des temps, allant jusqu’à la paléontologie de la Linguistique et
de l’Histoire, et dans notre cas, jusqu’aux Proto-Illyriens, nos ancêtres les
plus lointains qui, un jour, deviendront l’objectif noble et majeur de la science albanologique avancée.